Mise à jour le 23 juin 2025
Accroches :
- CE, 2023, Utilisation des dénominations de steaks, escalopes et jambons « végétaux » : le CE a saisi la CJUE d’une question préjudicielle concernant la possibilité pour un Etat-membre d’adopter des mesures nationales réglementant ou interdisant ce type de dénominations.
- CE, 2023, Néonicotinoïdes : le juge administratif se réfère à un arrêt de la CJUE statuant sur une question préjudicielle posée par le Conseil d’Etat belge, qui considère qu’un Etat membre ne peut pas accorder de dérogation temporaire autorisant la mise sur le marché d’un produit expressément interdit par la Commission au moyen d’un règlement d’exécution, pour déclarer l’illégalité des dérogations pour l’utilisation de néonicotinoïdes pour la culture de betteraves sucrières qui avaient été temporairement accordées en 2021 et 2022.
- CC, 2022, Prévention de la diffusion en ligne de contenus à caractère terroriste : si la transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, en l’espèce, les dispositions contestées, tirées de l’adaptation du droit interne au règlement 2021/784, ne méconnaissaient pas la liberté d’expression et de communication et étaient par conséquent conformes à la Constitution.
Définitions :
- Ordre juridique de l’UE : ensemble composé du droit primaire et du droit dérivé de l’UE.
- Droit primaire : traités institutifs formant le droit d’origine de l’UE, qui sont conclus selon une procédure d’adoption classique en droit international par les Etats-membres.
- Traité de l’Union européenne (TUE) : l’un des deux traités constitutifs de l’UE, qui porte notamment sur les objectifs et sur les valeurs de l’Union.
- Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) : l’autre des traités constitutifs de l’UE, qui porte notamment sur les principes, compétences et politiques de l’UE.
- Droit dérivé : normes adoptées par les instances européennes en application du droit dérivé.
- Identité constitutionnelle : ensemble des valeurs qui s’imposent à toutes les autres normes nationales, qui se définit plus précisément vis-à-vis du droit de l’UE comme la part de ces valeurs qui diffère des valeurs communes aux Etats-membres consacrées par les traités et la jurisprudence européenne.
- Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) : institution judiciaire de l’UE chargée d’interpréter la législation européenne afin d’en garantir l'application uniforme dans tous les pays de l'UE et statue sur les différends juridiques opposant les gouvernements des États membres et les institutions de l'UE.
Enjeux :
- Le droit de l’UE, issu des traités ratifiés par les Etats, s’est progressivement affirmé comme un ordre à part, sui generis, mêlant des éléments de conventionnalité classiques en droit international et des éléments de supranationalité, en particulier la possibilité de produire du droit dérivé.
- S’il est, en tant que droit international, considéré comme primant sur le droit international, un conflit d’interprétation oppose la CJUE et les juridictions nationales à propos de la valeur relative du droit de l’UE et des normes constitutionnelles, qui ne pourra être résolu sans faire du droit de l’UE un droit véritablement supranational.
- L’articulation entre l’ordre juridique de l’UE et les identités nationales repose donc sur la méthode du dialogue des juges, fondée sur la pratique des différentes juridictions, dont les résultats, s’ils sont globalement satisfaisants, font apparaître des points de tension entre les identités nationales et le droit européen, mais aussi sur certaines interprétations du droit de l’UE.
- Les perspectives d’élargissement des compétences de l’UE rendent l’articulation entre les ordres juridiques nationaux et européens encore plus nécessaire, mais aussi plus difficile dès lors que ces compétences élargies risquent de multiplier les espaces de conflits juridiques.
Dès lors, par quels leviers assurer la coexistence et l’articulation du droit de l’UE et des identités constitutionnelles ?
La conciliation entre les légitimités du droit de l’UE et des droits nationaux repose sur le dialogue des juges (I).
Le droit de l’UE a été construit comme un ordre juridique autonome, primant sur les droits nationaux (A).
Le droit de l’UE est un ordre juridique supranational original (1).
Les quatre principes du droit de l’UE.
- Le principe d’attribution des compétences (article 4 du TUE) : toute compétence non attribuée à l’UE appartient aux Etats-membres.
- Le principe de coopération loyale (article 4 TUE) : l’UE et les Etats-membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des compétences ; les Etats-membres prennent toutes les mesures de droit interne nécessaires pour la mise en œuvre des actes juridiquement contraignants de l’UE (article 291 TFUE).
- Le principe de subsidiarité (article 5 TUE) : l’intervention de l’UE est exclue lorsqu’une matière peut être réglementée de manière efficace par les Etats-membres à leur niveau central, régional ou local ; l’intervention de l’UE est légitime lorsque les Etats-membres ne sont pas en mesure de réaliser les objectifs de manière satisfaisante et que l’action de l’UE peut apporter une valeur ajoutée.
- Le principe de proportionnalité (article 5 TUE) : les moyens mis en œuvre n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour mettre en œuvre les traités.
Les actes juridiques du droit de l’UE.
- Le droit primaire: les traités en vigueur sont le TFUE et le TUE, qui ont la même valeur juridique (article 1 TUE), le traité instituant la CEEA (« traité Euratom ») et la Charte des droits fondamentaux de l’UE.
- Le droit dérivé renvoie aux actes juridiques de l’UE définis à l’article 288 TFUE :
- Le règlement, qui a force obligatoire dans tous ses éléments et est directement applicable dans tout Etat-membre, est l’instrument privilégié des politiques communes ;
- La directive, qui lie tout Etat-membre destinataire quant au but à atteindre, tout en laissant la compétence nationale définir la forme et les moyens, est l’instrument privilégié de l’harmonisation des législations nationales ;
- La décision, de portée individuelle, est obligatoire pour les destinataires qu’elle désigne.
Le système juridictionnel de l’UE.
- Le principe d’autonomie procédurale: en l’absence de réglementation européenne sur la procédure de recours, « il appartient à l’ordre juridique interne de chaque Etat-membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l’effet direct du droit communautaire » (CJCE, 1976, Rewe), les règles nationales ne s’appliquant cependant que « dans la mesure où le droit communautaire n’en a pas disposé autrement en la matière » (CJCE, 1980, Ferwerda).
- Le principe d’effectivité (CJCE, 1990, Factortame) : si un droit est reconnu aux particuliers par le droit de l’UE, les Etats-membres ont la responsabilité d’en assurer la protection effective, ce qui implique l’existence d’un recours juridictionnel.
- Le principe d’équivalence (CJCE, 1997, Palsimani) : les règles de procédure nationale doivent s’appliquer indifféremment aux recours fondés sur la violation du droit de l’UE et aux recours similaires fondés sur la méconnaissance du droit interne, tout différence entre les règles applicables devant être justifiée ; la garantie des droits issue de l’UE doit bénéficier à tous les justiciables dans les mêmes conditions.
- CJUE, 2013, Inuit : le système de protection juridictionnelle institué par les traités repose sur « deux piliers, à savoir les juridictions de l’Union (…) et les juridictions nationales ».
Le droit de l’UE a été affirmé comme primant sur les droits nationaux (2).
Les principes d’effet direct et de primauté.
- La primauté du droit de l’UE sur les droits nationaux a été affirmée dans l’arrêt Costa c/ ENEL (CJCE, 1964) et s’exerce même vis-à-vis d’une loi nationale postérieure (CJCE, 1978, Simmenthal).
- L’effet direct du droit de l’UE concerne d’abord les traités, qui produisent des effets dès qu’ils sont entrés en vigueur (CJCE, 1963, Van Gend en Loos), ensuite les règlements (CJCE, 1971, Politi) et enfin, bien que les directives nécessitent un texte supplémentaire pour parvenir aux objectifs qu’elles fixent, les dispositions suffisamment claires, précises et inconditionnelles de celles-ci sont directement applicables (CJCE, 1974, Van Duyn).
- La combinaison de ces deux effets conduit à ce que les règles de droit interne doivent être interprétées conformément aux engagements internationaux (CJCE, 1984, Von Colson).
L’engagement de la responsabilité de l’Etat en cas de violation du droit de l’UE. Les Etats-membres peuvent voir leur responsabilité engagée et doivent réparer les dommages en cas de manquement au droit de l’UE (CJCE, 1991, Francovich), en cas de méconnaissance du droit de l’UE par la loi (CJCE, 1996, Brasserie du pêcheur) et, en cas de faute lourde, à raison d’une décision d’une juridiction suprême méconnaissant le droit de l’UE (CJCE, 2003, Köbler).
Le monopole d’interprétation de la CJUE sur le droit de l’UE.
- En vertu de l’article 267 TFUE, les juridictions nationales peuvent, et les juridictions suprêmes doivent, saisir la CJUE à titre préjudiciel lorsqu’elles sont confrontées à une question d’interprétation du droit de l’UE ou de validité d’une norme de droit dérivé.
- CJCE, 1987, Fotofrost: la Cour de justice est seule compétente pour déclarer invalide un acte de droit dérivé.
L’articulation du droit de l’UE avec les identités nationales repose sur la méthode du dialogue des juges (B).
Les droits nationaux ont accepté la primauté du droit de l’UE sur les normes infra-constitutionnelles (1).
Le titre XV de la Constitution.
- La révision constitutionnelle du 25 juin 1992, préalable à la ratification du traité de Maastricht, a inséré le titre XV dans la Constitution (articles 88-1 à 88-7 de la Constitution).
- Article 88-1 de la Constitution: « la République participe à l’UE constituée d’Etats qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du TUE et du TFUE, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».
- CC, 2004, Economie numérique: la transposition des directives est une obligation constitutionnelle, ce qui implique que la loi de transposition ne doit pas contenir de disposition « manifestement incompatible avec la directive qu’elle a pour objet de transposer » (le CC réalise un contrôle de conventionnalité des lois limité à l’incompatibilité manifeste).
L’acceptation de la primauté du droit de l’UE.
- Le contrôle de conventionnalité des lois, après avoir été refusé par le juge administratif (CE, 1968, Syndicat général des fabricants de semoules de France), a, après la décision du juge constitutionnel (CC, 1975, IVG), été accepté par le juge judiciaire (CCass, 1975, Société des cafés Jacques Vabre) puis par le juge administratif (CE, 1989, Nicolo).
- La primauté du droit de l’UE sur le droit national a été reconnue tôt concernant les PGDUE (CE, 1978, Société Poweo), plus tardivement pour le règlement (CE, 1990, Boisdet) et pour la directive (CE, 2006, Rothman International Philip Morris).
- L’obligation de saisine prévue pour les juridictions suprêmes ne trouvait à s’appliquer, comme pour toute question préjudicielle, qu’en cas de difficulté sérieuse (CE, 1964, Société des pétroles Shell-Berre) ; la Cour de justice a adopté une position conciliatrice en considérant qu’il n’y a pas lieu à renvoi, même pour une juridiction souveraine, lorsqu’elle s’est elle-même prononcée sur une question ou lorsque « l’application correcte du droit communautaire s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable » (CJCE, 1982, CILFIT) ; après avoir témoigné des réticences, le CE a recouru à la question préjudicielle à partir des années 1980 et est allé jusqu’à reconnaître que les interprétations de la CJUE s’imposent aux juridictions nationales (CE, 2006, Société de Groot en Solt Allium).
L’acceptation de l’effet direct des directives.
- Le Conseil d’Etat a d’abord considéré qu’il était clair qu’une directive non transposée ne produit pas d’effet à l’égard des décisions individuelles, ne donnant donc pas lieu à une question préjudicielle (CE, 1978, Cohn-Bendit).
- La jurisprudence européenne a ensuite évolué sur le sujet: la CJCDE a jugé qu’une directive ne produit d’effet direct qu’après l’expiration du délai imparti pour en assurer la transposition (CJCE, 1979, Ratti) et considéré qu’en l’absence de mesure de transposition, une directive ne produit pas d’« effet horizontal » entre les citoyens mais peut seulement être invoquée à l’encontre de l’Etat qui a manqué à son obligation de transposition (CJCE, 1986, Marshall).
- La jurisprudence du Conseil d’Etat s’est elle-même adaptée à cette évolution: il a été jugé qu’un acte réglementaire doit se conformer aux orientations fixées par une directive, même s’il n’intervenait pas pour en assurer la transposition (CE, 1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature) ; qu’une directive interdit de produire un règlement contraire à ses objectifs et constitue une circonstance de droit nouvelle, qui oblige à modifier ou à abroger les textes réglementaires antérieurs dont les prescriptions ne sont pas compatibles avec elle (CE, 1989, Alitalia) ; qu’après l’expiration du délai de transposition, les règles écrites et les principes non écrits de droit interne incompatible avec les orientations d’une directive, transposée ou non, ne doivent plus être appliqués (CE, 1989, Tête) ; enfin, que tout justiciable peut se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé contre une décision administration non réglementaire, des dispositions d’une directive, même non transposée, dès lors que les délais de transposition sont expirés et que les dispositions invoquées sont précises et inconditionnelles (CE, 2009, Mme Perreux ; conclusions de Mattias Guyomar : « Il est des isolements splendides ; d’autres sont pathétiques. Le vôtre […] échappe à ces deux qualificatifs. Mais il est pour le moins préoccupant. ») ; l’effet est direct si aucun acte complémentaire n’est nécessaire et si l’objet n’est pas exclusivement porté sur les relations entre Etats, c’est-à-dire si l’acte crée un droit ou un devoir pour les particuliers (CE, 2012, GISTI).
L’acceptation de l’engagement de la responsabilité de l’Etat pour violation du droit de l’UE.
- Le Conseil d’Etat a considéré qu’eu égard aux exigences inhérents à la hiérarchie des normes ainsi qu’à l’obligation pour les autorités nationales d’assurer l’application du droit communautaire, dans le cas où les dispositions législatives qui sont intervenues en matière réglementaire méconnaissent le droit de l’UE, le PM a l’obligation, sous le contrôle du juge, de faire usage dans un délai raisonnable des pouvoirs qu’il tient de la Constitution pour mettre le droit national en harmonie avec les impératifs européens (CE, 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire).
- Alors qu’en principe, la responsabilité de l’Etat du fait d’une décision de justice est exclue lorsqu’une décision juridictionnelle définitive est en cause (CE, 1978, Darmont), il a été jugé que la responsabilité de l’Etat peut être engagée dans le cas où une décision de justice, même définitive, ferait apparaître une méconnaissance manifeste du droit de l’UE (CE, 2008, Gestas).
La primauté de la norme constitutionnelle en droit interne implique une conciliation par le dialogue des juges (2).
La primauté de la Constitution.
- En France: la Constitution prime sur le droit de l’UE pour le juge constitutionnel (CC, 2004, Economie numérique), le juge administratif (CE, 1998, Sarran et Levacher) et le juge judiciaire (CCass, 2000, Pauline Fraisse).
- A l’international: la Constitution est la norme suprême en Italie (Cour constitutionnelle italienne, Société Fragd, 1989), en Espagne (Tribunal constitutionnel espagnol, 13 décembre 2004), en Pologne (Tribunal constitutionnel polonais, 19 décembre 2006), au Royaume-Uni avant le Brexit (Cour suprême du Royaume-Uni, 2014, HS2), voire en Allemagne (Cour constitutionnelle allemande, Traité de Lisbonne, 2009).
- Dans l’UE: selon l’article 4 du TUE, « l’UE respecte l’identité nationale des Etats-membres ».
Des traditions constitutionnelles communes aux Etats-membres. La Cour de justice dégage les principes généraux du droit de l’UE à partir des « traditions constitutionnelles communes aux Etats-membres » (CJCE, 1970, Internationale Handelsgesellschaft) et ce socle de principes partagés a été renforcé par la Charte européenne des droits fondamentaux.
Un contrôle de constitutionnalité limité à l’identité constitutionnelle.
- Le Conseil constitutionnel a estimé, à l’occasion du contrôle de l’obligation constitutionnelle de transposition, que la directive fait écran au contrôle du juge constitutionnel national sur la conformité de la loi de transposition à la Constitution et que seule la CJUE a compétence pour contrôler le respect par une directive des droits fondamentaux garantis par les traités, sauf lorsque la transposition d’une directive va à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (CC, 2006, Droits d’auteur et droits voisins).
- De même, à l’occasion du contrôle de la conformité d’un traité à la Constitution, le CC exerce pleinement son contrôle de constitutionnalité sur les stipulations du traité qui relèvent d’une compétence partagée ou de la seule compétence des Etats-membres, mais, à l’égard des stipulations de l’accord qui relèvent d’une compétence exclusive de l’UE, il se limite à vérifier qu’elles ne mettent pas en cause une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France et affirme qu’en l’absence d’une telle mise en cause, il n’appartient qu’au juge de l’UE de contrôler la compatibilité de cet accord avec le droit de l’UE (CC, 2017, CETA).
Les positions adoptées par les juges.
- En France, les conclusions de Bruno Genevois sur CE, 1978, Cohn-Bendit affirmaient : « A l’échelon de la Communauté européenne, il ne doit y avoir ni gouvernement des juges, ni guerre des juges. Il doit y avoir place pour le dialogue des juges. » ; l’arrêt Arcelor (CE, 2007) affirme que pour se prononcer sur un moyen tiré de ce qu’un décret qui assure la transposition d’une directive précise et inconditionnelle méconnaît un principe constitutionnel, le juge administratif doit d’abord rechercher si le droit de l’UE assure une protection effective de ce principe et, si tel n’est pas le cas, une question préjudicielle doit être posée à la CJUE et c’est seulement en l’absence de protection effective par le droit de l’UE du principe constitutionnel invoqué que le juge national peut apprécier la conformité du décret attaqué à ce principe.
- En Allemagne, la Cour constitutionnelle allemande (1986, So Lange II) considère qu’aussi longtemps (« so lange») que le droit de l’UE ne protège pas autant que le droit constitutionnel, il ne primera pas.
- Dans l’UE, la Cour de justice a considéré que le principe de dignité de la personne humaine, consacré par la Constitution et les PGDUE, permet à l’Allemagne d’interdire l’exploitation de jeux de simulation d’homicides sans méconnaître les exigences de la libre prestation de services (CJCE, 2004, OMEGA) ; elle a considéré qu’il appartient au juge administratif, juge de droit commun de l’application du droit de l’UE, d’en assurer l’effectivité, y compris en prenant à tout moment de l’examen d’une QPC les mesures nécessaires pour faire cesser, lorsque l’urgence le commande, tout effet éventuel de la loi contraire au droit de l’UE et de poser, dès qu’il y a lieu de procéder à un tel renvoi, une question préjudicielle à la CJUE (CJUE, 2010, Rujovic).
Transition : Les articulations entre les normes constitutionnelles nationales et le droit de l’UE ne répondent pas à la conception traditionnelle de la hiérarchie pyramidale des normes, mais évoquent davantage un mobile de Calder dont les divers éléments trouvent leur équilibre dans un mouvement permanent d’interférences réciproques (Andreas Vosskuhle, Discours de rentrée de la CEDH en 2014).
Face aux limites que rencontre cette conciliation, le dialogue des juges doit être favorisé (II).
La conciliation du droit de l’UE avec les droits nationaux comporte des risques (A).
Le dialogue des juges connaît des frictions relatives à la défense de l’identité constitutionnelle (1).
Sur la défense de l’identité constitutionnelle française.
- S’opposant à la Charte des langues régionales et minoritaires voulue par l’UE, le Conseil constitutionnel a jugé que les principes d’indivisibilité de la République et d’unicité du peuple français, inhérents à l’identité constitutionnelle de la France, s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit (CC, 1999, Charte des langues régionales et minoritaires).
- Les activités de police ne peuvent, en vertu d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, être confiées à une personne privée (CC, 2021, QPC Air France), décision qui s’impose à l’égard du droit de l’UE (Jacques Petit, « Police administrative et identité constitutionnelle de la France », AJDA, 2022).
- Alors que les Etats ne peuvent pas imposer une conservation généralisée et indifférenciée des données (CJUE, Tele2Sverige, 2016), le CE a saisi la CJUE de nouvelles questions préjudicielles (CE, 2018, Quadrature du Net), qui a considéré que la solution retenue par le juge administratif est justifiée par un contexte de menace grave, en l’espèce le terrorisme, qui nécessite que le gouvernement réévalue régulièrement le niveau de menace (CJUE, 2020, French Data Network) ; le CE considère que la solution retenue par la CJUE est impraticable et accepte de faire subsister dans l’ordre interne un acte contraire au RGPD mais nécessaire à la conservation des principes constitutionnels de sauvegarde de l’ordre public et de recherche des auteurs d’infraction (CE, 2021, French Data Network).
Sur la conformité au droit de l’UE des activités de la BCE.
- La Cour constitutionnelle allemande a accepté la création du Fonds de stabilité budgétaire et du TSCG tout en rappelant les prérogatives du Parlement national, qui doit conserver la maîtrise des « décisions fondamentales de politique budgétaire » (Cour constitutionnelle allemande, 2011, Fonds de stabilité budgétaire ; Cour constitutionnelle allemande, 2012, TSCG).
- Elle a posé une question préjudicielle à la CJUE (Cour constitutionnelle allemande, 2014, Gauweiler) et tenu compte de la réponse de celle-ci (CJUE, 2015, Gauweiler) pour juger compatible avec les impératifs constitutionnels allemands le rachat illimité par la BCE de titres sur le marché secondaire des dettes publique (Cour constitutionnelle allemande, 2016, Gauweiler).
- La Cour allemande a ensuite posé plusieurs questions préjudicielles à la CJUE sur la compatibilité du PSPP avec l’interdiction de financer les Etats-membres et la conformité au mandat de la BCE, (Cour constitutionnelle allemande, 2017, Weiss), qui a jugé que les achats d’obligations effectués dans le cadre du PSPP étaient conformes au droit européen (CJUE, 2018, Weiss), conduisant la Cour allemande à considérer que l’action de la BCE n’était pas conforme au droit européen et que celle-ci agissait donc ultra vires, exigeant d’elle qu’elle justifie, par une analyse compréhensible et détaillée, de la proportionnalité des rachats de dette publique auxquels elle procède (Cour constitutionnelle allemande, Weiss, 5 mai 2020) ; selon Denys Simon (« Nouvelle guerre des juges : « bras d’honneur » ou « bras de fer » ?, 2020), la Cour allemande a consacré de manière inédite le principe de responsabilité des organes constitutionnels allemands à l’égard de l’intégration communautaire.
Sur l’organisation de la justice.
- En Roumanie : alors que le principe de primauté du droit de l’UE s’oppose à une réglementation nationale de rang constitutionnel privant une juridiction de rang inférieur du droit de laisser inappliquée, de sa propre autorité, une disposition nationale contraire au droit de l’UE (CJUE, 18 mai 2021), la Cour constitutionnelle roumaine considère que la Constitution roumaine prime dans l’ordre interne et les juges roumains ne peuvent pas contrôler la conformité des dispositions du droit international déclarées constitutionnelles par la Cour constitutionnelle aux exigences européennes (Cour constitutionnelle roumaine, 8 juin 2021).
- En Pologne: les juges nationaux renoncent à l’application du droit de l’UE, en ce qu’il exige une protection juridictionnelle effective, au bénéfice des dispositions constitutionnelles qui ne sont plus en mesure de garantir l’indépendance de la justice (Tribunal constitutionnel polonais, 7 octobre 2021), ce qui s’oppose aux traités européens eux-mêmes et non au droit dérivé ou à une décision d’une institution européenne.
- En France: le pays a été condamné du fait d’une absence de question préjudicielle posée par le CE par la CJUE (CJUE, 2018, Commission c/ France) et par la CEDH dès lors que ce manquement est contraire aux exigences du droit au procès équitable (CEDH, 2020, Sanofi Pasteur c/ France) ; alors que la CJUE condamne les dispositifs nationaux ayant pour effet de brider le concours des juges de droit commun de l’UE à la garantie de l’effectivité de ce droit (CJUE, 2022, R. S.), le CE a accepté de siéger dans une composition différente lorsqu’il s’auto-juge mais a exclu que la violation de l’obligation de renvoi préjudiciel puisse constituer une condition autonome d’engagement de la responsabilité de l’Etat (CE, 2022, Société Kermadec).
La CJUE adopte une position conciliatrice, parfois excessive.
- La CJUE affirme respecter l’identité nationale et les fonctions essentielles des Etats-membres, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale (CJUE, 2021, B. K. c/ Slovénie).
- Elle a également considéré que les dispositions du droit de l’UE n’ayant pas d’effet direct ne priment pas sur les droits nationaux (CJUE, 2019, Poplawski), décision qui a été critiquée comme correspondant à un revirement total dans la logique même du système européen, l’acte juridique européen n’existant plus par lui-même, dès lors que l’effet direct conditionnerait non seulement l’invocabilité de substitution (qui permet, en écartant le droit national contraire, d’appliquer directement les dispositions inconditionnelles et précises d’une directive) mais aussi l’invocabilité d’exclusion (obligation de laisser inappliquée une disposition de droit national contraire au droit de l’UE) selon Anne Rigaux et Denys Simon (« L’arrêt Poplawski 2 : accroc limité ou ébranlement général dans la mise en œuvre de la primauté par le juge national ? », Europe, 2019).
L’extension des compétences de l’UE accroît le risque de conflits de normes futurs (2).
L’extension des compétences par l’harmonisation des législations.
- L’article 115 TFUE permet au Conseil, statuant à l’unanimité selon une PLS, d’arrêter des directives pour le rapprochement des réglementations ayant une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur.
- L’Acte unique a introduit une nouvelle base juridique, aujourd’hui l’article 114 TFUE, qui permet d’adopter à la PLO des mesures de rapprochement des réglementations ayant pour objet l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur.
L’extension des compétences par la clause de flexibilité. Prévue par l’article 352 TFUE, elle permet à l’UE d’adopter, à l’unanimité des Etats sur proposition de la Commission et après approbation du Parlement européen, les mesures appropriées dans des champs où elle n’a pas de compétence prévue par les traités.
L’extension des compétences prévues par les traités.
- Le champ des compétences partagées n’est pas défini de façon limitative et, en son sein, les domaines de compétence exclusive des Etats ne sont pas identifiés.
- Les modalités de vote, selon la PLO ou la PLS, définissent l’étendue des compétences partagées exercées par l’UE.
L’extension des compétences par la modification des traités.
- Le traité de Lisbonne avait prévu une extension des compétences exclusives de l’UE dans les domaines de la santé publique, de l’énergie, de la protection civile et du sport, qui n’a pas été menée à bien.
- La crise de la Covid-19 a montré les risques d’une trop faible coordination des politiques nationales sur l’intégration européenne en matière sanitaire.
Assurer la coexistence du droit de l’UE et des droits nationaux suppose de renforcer le dialogue des juges (B).
Le renforcement du dialogue des juges est la voie à privilégier afin de poursuivre l’intégration juridique de l’UE (1).
L’absence d’alternative au dialogue des juges. Selon François-Xavier Millet (L’UE et l’identité constitutionnelle des Etats-membres, 2013), l’identité constitutionnelle ne présente aucun potentiel réconciliateur, l’encouragement du dialogue des juges constitue la seule voie possible de conciliation entre le droit de l’UE et les droits nationaux.
Stimuler le dialogue des juges.
- Créer une plateforme, hébergée auprès de la CJUE, qui recenserait les questions préjudicielles posées par les juridictions suprêmes nationales.
- Renforcer la formation des juges au droit comparé et procéder à un effort accru de traduction des décisions dans toutes les langues de l’UE.
- S’appuyer sur les instances comme ACA-Europe, le Réseau des présidents des cours suprêmes judiciaires de l’Union ou le Comité 255, qui participent à l’élaboration d’un droit global.
La CJUE doit parfois laisser des marges de manœuvre à l’échelon national.
- Dans le contexte de la condamnation du CE pour ne pas avoir posé de question préjudicielle à la CJUE, le président de la section du contentieux a publié une tribune dans laquelle il affirme que « l’équilibre institutionnel et sans doute la sagesse commandent de ne pas cantonner le rôle des cours suprêmes à celui de l’interprétation de l’évidence » et invoque le dialogue des juges (Jean-Denis Combrexelle, « Le dialogue des juges », AJDA, 2018).
- Selon Jean-Marc Sauvé (Y a-t-il trop de droits fondamentaux ?, 2012), la responsabilité des juges exige un bon usage de la subsidiarité, consistant à exercer pleinement leurs compétences sans outrepasser les limites de leur compétence et de leur légitimité.
Les forces de rapprochement des droits nationaux.
- Conclusions de l’avocat général Pedro Cruz Villalon dans CJUE, 2015, Gauweiler: il existe au sein de l’UE « une communauté de culture constitutionnelle », au sein de laquelle « l’identité constitutionnelle de chaque Etat-membre, qui est bien sûr spécifique autant que nécessaire, ne devrait pas se voir situer à une distance astronomique de ladite culture constitutionnelle ».
- Malverti et Beaufils, « L’instinct de conservation », AJDA, 2021: malgré l’existence d’un « pluralisme constitutionnel », il existe des forces centripètes tendant à faire converger les interprétations juridictionnelles.
Les contours futurs du droit de l’UE ne peuvent être dessinés qu’avec une certaine incertitude (2).
La spécificité du droit de l’UE.
- Le droit de l’UE est un « ordre juridique intégré » à l’ordre juridique national : alors qu’il appartient au juge administratif de concilier deux normes internationales, sans faire primer l’une sur l’autre, de manière conforme à la Constitution (CE, 2011, Kandyrine de Brito Païva), il conclut à la primauté du droit de l’UE sur les autres normes de droit international (CE, Association des Américains accidentels, 2019).
- Malgré l’arrêt Poplawski, il y a fort à parier que le CE maintiendra sa jurisprudence liant l’invocabilité des directives non à leur effet direct mais à la primauté du droit de l’UE.
L’élargissement des compétences de l’UE est, à plus ou moins long terme, crédible.
- Rapport « des douze », 2023 : la généralisation du vote à la majorité qualifiée dans les politiques de l’UE serait souhaitable en raison de l’élargissement à venir, ce qui aurait pour conséquence de nouveaux empiètements de l’UE sur les compétences nationales.
- A plus long terme, une révision des traités consacrant de nouvelles compétences, notamment sanitaire et énergétique, serait envisageable.
L’articulation avec la Convention EDH.
- Alors que le processus d’adhésion de l’UE à la Convention EDH a été interrompu car il conduit à remettre en cause la compétence exclusive de la CJUE pour trancher les litiges (CJUE, avis 2/13 du 18 décembre 2014), le processus d’adhésion a repris en mars 2023 avec un GT entre Conseil et Conseil européen.
- Les questions sensibles portent sur la saisine de la CEDH sur des sanctions, telles que le gel des avoirs russes, qui sont une compétence intergouvernementale.
Sources :
Stirn et Aguila, Droit public français et européen, Editions Presses de Sciences Po
Site internet du Conseil d’Etat (dossiers, rapports, discours du Vice-président).
Institutions et auteurs cités dans le corps du texte.
Notes de cours dispensés à Sciences Po Paris et au sein de la Prép’INSP Paris-I/ENS.